ENTRE TROPISME PARISIEN ET FRUSTRATION
Lettre adressée par Ph. Le Gendre, chanoine, à un correspondant non dénommé, de Tréguier, le 24 janvier 1744 (ADCA, 2 G 456)
Monsieur,
On m’a honoré de la commission de vous écrire au sujet de notre orgue ; je m’en acquite avec bien du plaisir puisqu’elle me procure l’honneur de vous renouveler mes très humbles respects, après donc m’être acquitté de ce devoir j’ay celuy de vous envoyer le devis fait par Mr Lesclop avec l’état que j’ay fait de notre orgue, nous vous prions de communiquer l’une et l’autre pièce à Mr de Clairambaut affin que nous sachions s’il manque quelque chose au devis dudit sieur Lesclop et si le pris qu’il demande est excessif, en confrontant ce devis avec l’état de notre orgue, il verra que la flutte de deux pieds et le flageolet manquent mais peut estre que ces jeux sont supplées par d’autres, quand nous aurons seu le sentiment de ce fameux organiste nous prendrons notre dernière résolution. Vous aurez aussi la bonté de luy demander si on peut confier à Mr Lesclop les 3000 L qu’il demand(e) avant que de commencer l’ouvrage si on peut desjà les luy confier sans caution. Nous le regardons sans doute comme un parfaitement honnête homme, mais comme la mort peut survenir il ne peut pas trouver mauvais qu’un corps prenne quelques précautions. Quand vous nous aurez marqué l’avis de Mr Clairambaut on vous envoira une procuration pour faire le marché en cas qu’on persiste dans le même dessein d’avoir une orgue neuve ; et pour faire un certain arrangement qui nous mette en état de payer le premier terme sans rien prendre sur la fabrique, je suis chargé de vous prier et nous marquer positivement si vous voulez donner une somme pour aider à faire la somme de 1500 L que nous fournissons vis-à-vis de Monseigneur qui de son côté fournit 1500 L, et de faire de notre part la même proposition à Mrs les abbés de Kericuff et Montaudouin. Quand vous nous aurez marqué ce que vous donnerez tous trois, nous nous cotiserons pour faire la somme nécessaire pour le payement de premier quartier. Voilà, monsieur, ce que je suis chargé de vous marquer, et je m’acquitte fidellement de ma commission. J’ay l’honneur d’être avec bien de respect
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Ph. Le Gendre, chanoine de Tréguier.
Tréguier le 24 janvier 1744
Après vous avoir marqué les sentiments du chapitre je vous prie de vouloir bien vous donner la peine de lire avec quelque attention deux feuilles que vous trouverez dans ce paquet dans lesquelles j’ay détaillé comme particulier bien des choses qui regardent notre orgue. Soyez persuadé qu’il n’y a point d’entêtement dans mes réflexions. Je consents que vous en donniez la lecture à Mr Clairambaut et à Mr Lesclopp.
Ces « deux feuilles » se trouvent à la suite d’une autre « lettre brouillon-originale » (ADCA, 2 G 366) qui par ailleurs ne diffère de la précédente que par quelques détails de forme, à ceci près qu’elle porte la date du 27 janvier. Elles sont telles :
« J’ay receu de monsieur de Lesart les vingt écus pour droit de la prébende que vous possédiez avant que nous avons eu le bonheur de vous avoir pour chantre. Je vous souhaite une bonne santé pendant votre licence. Je crains que votre ferveur pour les exercices du séminaire et votre ardeur pour l’étude ne vous fassent tort. Je prie le seigneur de tout mon cœur de vous conserver longues années ad multos annos. Bien des assurances de respect de ma part au cher abbé de Kericuff et à Mr l’abbé de Montaudouin.
La confiance que j’ay en vous fait qu’après avoir avoir marqué les sentiments du chapitre je vais vous marquer les remontrances que j’ay faites à Mgr et à Mrs au chapitre général du 3 de ce mois. Elles sont sans ordre et sans suite. Je vous prie cependant d’y faire attention aussi bien que nos deux confrères et d’examiner aussi la feuille qui commence par ces mots « Réflexions que K. »
Je conciens [j’ai conscience] que notre orgue est vieille et qu’il y a beaucoup de tuyaux qui sont usés. Je crois cependant que si on avoit un bon facteur, il la rétabliroit d’une façon à durer encore quelque temps pour une somme de 2000 L pourveu qu’on n’y augmentast rien quant même on supposeroit qu’il seroit nécessaire de faire de nouveaux sommiers ce qui n’est pas certain en faisant …..) ce retablissement au plustost car comme on ne joue plus de l’orgue elle ira tous les jours en dépérissant. Je conviens encore qu’une telle entreprise faut de grands fonds sur lesquels nous ne pouvons point conter ce quant meme nous aurions il conviendroit que cette orgue neuve se feroit sur les lieux affin qu’on profitast des vieux matériaux, qu’on evitast les frais et danger du transport, la douane ; et il seroit encore à souhaitter que les soufflets seroint dans la même place où ils sont à présent parce que la charpente neuve qu’il faudroit faire pour les élever couteroit encore beaucoup, ce que peut estre les poutres qui soutiennent l’orgue ne sont point assez fortes pour soutenir un nouveau poids. Cela posé après avoir couvenu qu’il paroist par le devis de Mr Lesclop que c’est un grand ouvrier, j’observeray qu’il a manqué à rapporter en iceluy l’épaisseur ou diamètre des gros tuyaux, qua dans son devis il y a 55 jeux de bois, que presque tous les autres sont d’étoffe et qu’il n’y en a gures d’étain pur ce qui ne doit point donner la même harmonie que donnoit notre orgue où il n’y a point tant d’étoffe qu’il y en aura dans la nouvelle. Il s’agit à présent de trouver les fonds. Il y a d’abord 1500 L que donnera Mgr et 2 000 L que les chanoines donneront. On conte ensuite sur un remboursement qu’on nous fera de 3000 L, mais si nous l’employons pour l’orgue nous serons sans ressources en cas que nous perdrions un procès que nous avons pendant au parlement et qui est fort douteux, faudroit donc en attendre l’événement avant de prendre aucun party. A l’égard du restant faudroit le prendre sur la fabrique ce qu’on ne peut faire puisqu’elle ne peut fournir tout au plus que les dépenses les plus nécessaires, il y a longtemps que notre argenterie est dans un mauvais état, tous nos livres de chœur ne valent plus rien, nos ornements blancs sont déjà tous passés, nous n’avons point de linge dans notre sacristie, le canal du cloistre doit estre nécessairement relevé, ce qui sera une grande dépense, enfin faudroit pour la charpente de la cathédralle et de St Yves un chevron entre deux, tout cela ne s’est point fait et ne se peut faire faute de fonds. Comment donc pourroit elle fournir une grande somme pour l’orgue, et si pour la fournir on emprunte à constitut on ruinera la fabrique en la chargeant d’une rente qui ne pourra jamais etre remboursée. En supposant toutes ces difficultés applanies faudroit marquer dans le marché que nous ne courerons point […] et que nous aurons l’option de donner notre orgue pour 1000 L en diminution des 9 000 L de marché, puisque les risques de la mer sont sur notre compte faudoit aussi marquer que le batiment seroit fretté pour Tréguier en directe. Une autre difficulté sont les risques qu’il y auroit si nous avions guerre avec l’Anglois, l’assurance alors couteroit beaucoup en cas qu’on trouveroit un assureur. Le plus expédient donc pour nous quant à présent seroit de faire raccomoder notre orgue ; on referoit les tuyaux qui sont endommagés, on pourroit même retrancher quelques jeux affin que ceux qui resteroint auroint une certaine liberté. Les tuyaux de ces jeux retranchés fourniroint de la matière pour refondre les mauvais et par ce retranchement nos quatre soufflets suffiroint. Au surplus en supposant la resolution de faire une orgue neuve, il conviendroit que Mr Lesclop travaillast icy, tous nos matériaux serviroint dans ce cas, et à l’égard de ceux dont auroit besoin, on les feroit venir de St Malo où on trouve bois de Hollande, étain ; et alors point de douane à payer, et le port ne couteroit pas beaucoup, les risques de la mer seroint peu de chose. Dans ce cas comme nous fournirons la matière faudroit un nouveau marché, au lieu que si Mr Lesclop les fournit et que notre orgue nous reste, nos tuyaux ne serviront que pour être vendus au poids, les registres, abrégés, soupape, bascule, planche et soufflets, clavier, sommier, portevents, et tout cela entre nos mains ne seroit bon que pour le feu. Mon avis particulier en (inspirant ?) une orgue neuve etoit qu’on n’y travaillast que dans dix ans. On auroit mis en depost les gages affectés à l’organiste, on auroit prié Mgr de mettre dans ce même dépost les cinq cent écus qu’il offre, et Mrs auroint esté prié d’y mettre aussi à leur commodité ce qu’ils auroint voulu donner. Pour moy j’aurois donné dès à présent les 100L que j’ay promis. En prenant ce party on auroit été assuré de ses fonds sans endetter la fabrique qui n’est déjà que trop pauvre et qui ne trouve aucune ressource dans les aumones des fidelles. J’ajouteray à tout cela qu’outre la dépense d’une orgue neuve il faut qu’un facteur vienne la visiter et l’accorder pendant les 5 premieres années. Cela étant voilà encore une dépense. J’ay oublié de vous dire que le père Georges a dit que 4 soufflets bien faits suffisoint pour cette orgue neuve et qu’on ne scauroit les mieux placer qu’où ils sont à présent. Il ne comprend point comment Mr Lesclop a pu dire que nos sommiers sont pleins d’emprunt puisqu’on n’a point touché l’orgue en sa présence et qu’on n’a point découvert les sommiers. En cas qu’on fasse le marché avec Mr Lesclop outre le cautionnement pour les premiers mille écus, je voudrois ne payer le second terme que quand nous serions assurés que l’orgue neuve est construite suivant le devis. Puisque le papier me manque je finis en disant qu’un facreur d’orgue tout comme un fondeur de cloches doit travailler sur les lieux, qu’on ne transporte guères ni des orgues ni des cloches. Voilà ce que je pense selon mes foibles lumières sans entêtement ni prévention. Quand la délibération sera une fois prise, je la respecteray comme une loy sacrée, antequam incipias consulto, postquam consulueris mature (…) opus est. Si M. les abbés de Kericuff et Montandouin veulent lire ce barbouillage, je vous prie le leur communiquer.
COMMENTAIRE
Depuis 1734, le chapitre de Tréguier se trouvait fort préoccupé par l’état de ses orgues. Il s’était dès ce moment adressé au facteur parisien Lesclop qui lui avait alors présenté un devis de 12 000 livres pour la réalisation d’un instrument neuf. Les tensions internationales du temps, les effets d’une coûteuse affaire de cloches, autant que le montant du devis avaient contraint les chanoines à renoncer à ce projet. En juin 1735, ils demandèrent au facteur Jacques Guytot de réaliser quelques réparations pour un montant de 550 livres. Mais l’instrument ne s’améliorant guère, neuf ans plus tard, ils sollicitent à nouveau Henry Lesclop. Celui-ci occupait alors pleinement la scène musicale parisienne : outre ses activités de facteur, il était également connu comme éditeur, graveur et vendeur de partitions d’orgue. A ce titre, il était familier des principaux organistes et compositeurs du temps. Plus qu’un déficit de l’offre régionale, cette fidélité des chanoines trégorois au même facteur marque incontestablement chez eux, en matière d’esthétique musicale, un tropisme parisien prononcé qui se révèle par ailleurs, et à ce moment, dans le recrutement de leurs maîtres de musique.
Le nouveau devis de Lesclop était réduit d’un tiers par rapport à celui établi neuf ans plus tôt. Il est examiné par le chapitre trégorois dans son assemblée du 23 décembre 1744. Le montant s’élevait à la somme encore conséquente de 9 000 livres : elle incluait les frais de transport par barque sur la Seine puis par voie maritime jusqu’à Tréguier. Le corps de l’instrument devait donc être réalisé en totalité dans les ateliers du facteur avant d’être monté sur place dans le buffet ancien que l’on réajustera au besoin.
La lettre du chanoine Legendre montre cependant qu’aucune décision de commande ferme n’avait encore été prise. Quatre difficultés devaient au préalable être levées : le bouclage financier n’était pas encore totalement assuré ; il y avait une certaine réticence à verser un acompte de 3 000 L., soit le tiers du devis. Au-delà de la confiance à accorder à un facteur dont la réputation était alors tout à fait assurée, et des justifications de politesse, Il faut sans doute y voir une conséquence de cette « industrialisation » de la facture. Encore peu ou pas expérimentée localement pour un instrument de cette envergure, la livraison d’un orgue prêt à monter faisait l’objet d’une certaine méfiance de la part des donneurs d’ordre qui ne pouvaient plus par exemple surveiller de près la réutilisation des éléments anciens.
L’expertise que les chanoines sollicitent de la part de Clairambault, musicale pour une part, économique pour une autre, semble davantage relever ici d’une caution morale. Notons, en passant, le souci des chanoines d’entretenir des liens avec l’art musical parisien, non sans une certaine condescendance. La réponse du maître est attendue : d’elle dépend la décision finale du chapitre.
A ce stade, on ne peut que s’étonner du choix final des chanoines de Tréguier. Ils ne donneront pas de suite à leur projet pourtant bien avancé de faire construire un orgue neuf. Ils se contenteront de faire réparer l’ancien pour une somme de 550 Livres. On imagine mal que ce fut la conséquence des avis formulés par Clairambault aussi instamment sollicités. On peut difficilement imaginer qu’elle ait pu être défavorable au choix du facteur dont la qualité était reconnue depuis longtemps. François-Henri Lesclop était aussi, comme imprimeur, graveur et marchand de musique, un acteur majeur de la vie musicale et organistique parisienne et française. Il avait d’ailleurs publié les œuvres de Clairambault comme de Gilles Jullien.
Cette lettre n’a rien d’un brouillon et son destinataire est formellement désigné. Cependant, on la retrouve cependant dans le fonds de Tréguier, sans que l’on puisse expliquer par quel biais elle ait pu y être rapatriée. On peut donc légitimement se demander si cette lettre est seulement partie. Chargé de sa rédaction, le sieur Le Gendre n’était d’ailleurs pas un ardent défenseur d’un orgue totalement neuf, et le post scriptum de sa lettre est lourd de restrictions… Nous n’avons pas conservé le document qui devait accompagner son courrier : il aurait pu nous éclairer. Mais on connait avec précision les délibérations du chapitre dont le chanoine Le Gendre était chargé de faire connaître les conclusions au facteur et à l’expert organiste parisiens :
Très humbles remonstrances faites à Monseigneur et à Mrs du chapitre au sujet de l’orgue par Mr Legendre.
On convient que notre orgue est vieille et qu’il y a beaucoup de tuyaux qui sont usés, on croit cependant pouvoir assurer que si on avoit un honnête homme de facteur il la rétabliroit d’une façon à durer encor bien du temps si on luy donnoit une somme de 2000 L quant même on supposeroit qu’il seroit necessaire de faire de nouveaux sommiers ce qui n’est pas certain à l’égard du grand corps, pourveu cependant que ce rétablissement se feroit incessamment, car comme on ne joue plus de l’orgue, elle ira tous les jours en dépérissant. On convient encore qu’une orgue neuve vaut beaucoup qu’une vieille quoique bien rétablie mais pour l’entreprise d’une orgue neuve faut de grands fonds sur lesquels on ne peut pas compter, et quant même on les auroit, il conviendroit que cette orgue neuve se feroit sur les lieux affin qu’on profitast des vieux materiaux, qu’on evitast les frais et danger du transport, la douane, etc., si on fait un buffet neuf, comme il sera élevé, il otera le jour qui vient de la fenestre occidentalle et peut estre que les poutres qui soutiennent l’orgue ne sont point assez fortes pour soutenir ce nouveau buffet et la charpente neuve qu’on sera obligé de faire pour les soufflets, car on estime que le poids que ces poutres auront à soutenir sera le double du poids d’à présent. Cela posé on entre dans le détail en s’arrêtant au premier marché qui est de 9 000 L à quoy faut ajouter la pension du facteur et d’un compagnon que Mgr donne et qui est estimé 500 L. Faut encore ajouter beaucoup de faux frais : scavoir la charpente neuve mentionnée cy dessus et la réparation des buffets. On observera d’abord qu’il paroist par le devis du sieur Lesclop que c’est un grand ouvrier, mais il a manqué de rapporter l’épaisseur ou diamètre des tuyaux. L’exemple des fondeurs nous doit rendre attentifs sur cet article (1). Dans son marché presque tous ses jeux sont d’étoffe ou de bois [Note en marge : il y a 55 de bois], il n’y en a guères d’étain pur. Cela ne doit point donner la même harmonie que l’ancienne orgue qui est presque entièrement d’étain. Au surplus j’ay l’état de notre orgue qu’il faudra envoyer à Paris avec le devis affin que Mr Clairambaud confronte l’un avec l’autre. Ainsi on ne dira rien d’avantage là-dessus. On ne dira rien non plus des précautions à prendre pour le cautionnement. Il ne s’agit donc que de trouver les fonds. Il y a d’abord 3000 L qui seront fournis par Mgr et par le chapitre sous le mois de mars prochain. Ce don sera sans doute reçu avec beaucoup de reconnoissance. Il y a ensuite 3 000 L provenants d’un remboursement qui se fera par le clergé ; mais si nous l’employons pour l’orgue nous serons sans ressources en cas que nous perdions notre procès contre Mrs de Sarsfield, de Sullé, de Kermouden et Bory ; au lieu que réservant cette somme pour ce sujet, il ne faudra ni emprunter ni deffalquer. Faudrait donc attendre l’événement de ce procès qui peut être jugé avant Pâques, en sollicitant le rapporteur de finir cette affaire qui traisne depuis 1727. A l’égard des 3000 L restants et des faux frais mentionnés cy dessus, il faut qu’on les prenne sur la fabrique, ce qu’on ne peut faire puisqu’elle ne peut fournir tout au plus que les dépenses nécessaires et les charges les plus communes. Il y a longtemps que notre argenterie est dans un mauvais état, le canal du cloistre doit être relevé sans quoy nous serons exposés à des dédommagements très grands de la part des marchands dont les boutiques sont au dessous du canal. Faudrait pour la charpente de la cathédrale et de St Yves un chevron entre deux ; tout cela ne s’est point fait et ne se peut faire faute de fonds. Comment donc la fabrique fourniroit-elle un fonds de 3 000 L. et plus ? Si pour fournir cette somme on emprunte à constitut, on ruine la fabrique en la chargeant d’une rente qui ne pourra jamais être remboursée, et si on ne trouvoit point à emprunter, où en seroit-on, et à quels frais ne seroit-on pas exposé ? Tout cela posé puisqu’on a de la peine à s’arranger pour le premier marché, comment s’arrangeroit-on pour le second qui est de 12 000 L ?
En supposant toutes ces difficultés aplanies, il y en a encor d’autres : le facteur n’a pas marqué dans son devis que nous ne couverions (sic) les risques que depuis Rouen ; il n’a pas non plus marqué que notre orgue vieille nous demeureroit en entier. Ce sont deux choses qu’il faut marquer. Faut aussi marquer que nous ne payerons le dernier terme qu’après que le renable de l’orgue sera rendu à Tréguier puisque les risques de la mer sont sur notre compte. Faudroit aussi conditionner que le batiment seroit fretté pour Tréguier en directe. On observera encore que si nous avions la guerre avec l’Angleterre, l’orgue seroit bien risqué, et qu’en supposant un assureur, l’assurance couteroit beaucoup. Enfin il semble que le plus expédient pour nous quant à présent seroit de raccomoder notre orgue : on referoit les tuyaux qui sont endommagés ; on pourroit même retrancher quelques jeux afin que ceux qui resteroint auroint une certaine liberté. Les tuyaux de ces jeux retranchés donneroient de la matière pour refondre les mauvais tuyaux, et par ce retranchement les 4 soufflets suffiroint sans qu’il fust besoin de faire une nouvelle charpente pour recevoir la soufflerie ; et en supposant la résolution de faire une orgue neuve, il seroit plus doux pour nous que le sieur Lesclop travaillast icy. Tous nos matériaux serviroint ; et à l’égard de ceux dont [on] auroit besoin, on les feroit venir de St-Malo où on trouve étain, bois de Hollande, etc. ; alors point de douane à payer. Le port ne coutera pas beaucoup et les risques de St Malo icy ne sont rien. Dans ce cas faudroit un nouveau marché sur ce plan en supposant que nous fournissions les matériaux, au lieu que si le facteur les fournit et que notre orgue nous reste nos tuyaux ne serviront que pour être vendus au poids. Les registres, abrégés, soupapes, bascule, planches des soufflets, clavier, sommier, porte-vent, etc., tout cela entre nos mains ne sera bon que pour le feu. On ajoutera encore qu’en supposant l’exécution du devis proposé faudroit que nous aurions l’option de donner notre orgue pour 1000L en diminution de la somme de 9000L.
[Note qui semble de la même main :] Il semble que pour tout cela il est bon de consulter le père Georges (3) et de le faire venir mais avant ce seroit une dépense de 15 L.
[Note postérieur de la main de Legendre :]
Il paroist que le facteur n’est point en état de répondre de 3000 L ; il ne paroit pas bien riche puisqu’il vient de Landerneau icy à pied et qu’il vat d’icy aussi à pied à Guingamp. Il paroist aussi que nous ne devrions payer les 3000 L du second payement que quand nous aurions une assurance que notre orgue neuve seroit bien construite suivant le devis.
Augmentation de dépense sera de faire tenir l’argent à Paris coutera pour l’envoyer à Morlaix et y prendre lettre de change.
Nota point de ressources à Tréguier dans les aumones des fidèles qui ne donnent pas volontiers à un chapitre.
[Note marginale transversale : Antequam incipias consulto, postquam consulveris (sic, consulteris ?) mature facto opus est (3). Avant que la décision sera prise je dis mon avis selon mes lumières sur ce qui intéresse le bien de la fabrique quand elle sera prise ce sera pour moy une loy sacrée] » (ADCA, 2 G 456).
En définitive, les chanoines se contenteront de réparer l’ancien instrument. L’orgue projeté restera donc virtuel. Mais en en connait la composition envisagée, conservée dans les archives de l’évêché de Tréguier. Norbert Dufourcq l’a ainsi présentée :
« En 1734, il lui a été demandé [à Lesclop] de fournir le devis d’un orgue neuf pour la cathédrale de Tréguier : projet auquel renoncèrent les chanoines de cette cathédrale, devant l’imminence des guerres. Neuf ans plus tard, ils reviennent à la charge et obtiennent de Lesclop un marché nouveau (23 décembre 1744) […]. Composition classique d’un orgue à quatre claviers manuels (50 notes) et pédalier (25 tuyaux), à peu près semblable à celle qu’il propose onze mois plus tard aux marguilliers de Saint Louis en l’Ile, et dont le lecteur trouvera ci-dessous la composition :
GRAND-ORGUE (50 touches) :
Montre 16 Bourdon 16 Trompette 8
Montre 8 Bourdon 8 Clairon 4
Prestant 4 Nasard 5 1/3
Doublette 2 Dessus de Cornet
Fourniture 5 r. (27 touches)
Cymbale 5 r. Grosse Tierce 3 1/5
Nasard 2 2/3
Quarte de Nasard 2
Tierce 1 3/5
POSITIF (50 touches)
Montre 8 Bourdon 8 Trompette
Prestant 4 Nasard 2 2/3 Cromorne
Doublette 2 Tierce Voix humaine
Fourniture 3 r. Larigot
Cymbale 3 r.
RECIT (27 touches)
Cornet Trompette
ECHO (27 touches)
Cornet
PEDALE (30 touches + 3 touches en ravalement)
Flûte 8
Trompette 8 en ravalement
Flûte 4
Clairon 4
Le facteur demande deux ans pour terminer cet instrument, moyennant 7000 livres, l’ancien orgue et son buffet étant cédés à Lesclop (à l’exception du buffet de Positif et de quelques tuyaux de montre de ce clavier). Dès le 24 avril 1745, Lesclop avait démonté et enlevé le grand buffet ancien.
Si nous comparons cette composition à celle de Tréguier – pour nous faire une idée des constantes auxquelles obéit Lesclop dans le domaine de la facture, nous remarquons que le facteur propose à Paris la même composition qu’à Tréguier à un jeu près : celui du gros Nasard, qui ne tiendrait pas dans le buffet plus réduit de la cathédrale bretonne. Mais à Paris, il prévoit des cymbales plus corsées, à 5 et 3 rangs. Il place la voix humaine au Positif, et non au Grand-Orgue ; il opte enfin pour un Pédalier de 33 notes (avec ravalement) allant du la grave au fa (au-dessous de la clé de sol), alors qu’à Tréguier, le Pédalier, de 32 notes à ravalement, beaucoup plus grave, allait du fa grave à l’ut. A ces quelques détails près les deux instruments demeuraient identiques. » (N. Dufourcq)
Hervé LE GOFF
(1) Allusion au marché passé par les chanoines, en juin 1735, avec deux fondeurs de cloches originaires de Brevan, en Lorraine, pour la refonte des deux grosses cloches de la cathédrale, appelées Saint-Tugdual (en ut plein) et Saint-Yves (en mi bémol). Etabli à 2100 livres, il leur coûtera en réalité plus du double.
(2) Religieux du couvent des Augustins de Lannion qui se mêlait de facture.
(3) Ce passage presque effacé est difficilement déchiffrable. Mais le sens général en est donné dans la phrase qui suit.
ANNEXE 1
ADCA, 2 G 456
Réflexions que Mr Legendre a fait pour la réparation de l’orgue :
(1) Il faut relever toute la soufflerie en entier, pour ce qui est du boisage il est bon.
(2) Il faut raccommoder les claviers tant en bois que fil d’orchal.
(3) Les sommiers paraissent être bons à quelque raccommodage près.
(4) Dans le grand corps il faut relever tous les jeux de fonds, refaire les tuyaux défectueux et raccommoder les autres.
(5) Pour les jeux d’anche faudra mettre quelque languette et quelque soudure.
(6) Les trompettes paroissent être en bon état, faudra seulement les passer à l’accord.
(7) Faudra repasser les abrégés et les registres
(8) Pour la montre de seize pieds dans le devant faudra refondre quelque tuyau et resouder les autres.
(9) Pour l’écho faut remettre le clavier en place, remettre quelques tuyaux qui sont enlevés et les passer tous à l’accord, à l’égard du sommier il est très bon.
(10) Faut blanchir les montres et bien nettoyer tous les tuyaux et le buffet.
Voilà les réparations nécessaires pour le grand corps.
(11) Pour le positif, le clavier et tous les abrégés sont à refaire, faut bien raccomoder le sommier, faut refondre deux ou trois montres de huit pieds et faire quelque soudure aux autres, pour le jeu de fonds il ne manque que quelque soudure, faut raccomoder tous les portevents.
(12) Dans le cromorne il manque un ou deux tuyaux, faut faire parler les autres et passer tous à l’accord du prestant du grand corps.
Voilà tout ce qui concerne une réparation de l’orgue pour tout quoy il faudroit une somme de cent pistoles plus ou moins.
Devis fait par Mr Lesclop des réparations les plus nécessaires. Les soufflets sont trop défectueux et trop petits et le nombre de quatre n’est pas suffisant, donc il en faut faire cinq neuf de six pieds de long sur trois pieds six pouces de large lesquels seront posés sur une même ligne au niveau des sommiers du grand orgue, et pour cet effet il faudra faire les portevent de bois pour porter le vent tant au sommier du grand orgue qu’à ceux des pédales et du positif. Plus les sommiers tant du grand orgue que du positif sont trop petits ce qui fait que les tuyaux sont si serrez les uns contre les autres qu’il n’est pas possible qu’ils produisent leur harmonie ; de plus ils sont pleins d’emprunt, dont il en faut faire de neufs de grandeur convenable pour que tous les jeux soint à leur aise ; et on pratiqueroit dans lesdits sommiers des gravures pour un cornet de récit lequel seroit pour un troisieme clavier, lequel cornet sera fait à neuf attendu qu’il n’est pas actuellement dans ledit orgue, c’est un jeu qui est très nécessaire.
Pour ce qui est des pedalles elles ne sont composés que d’une trompette simplement, laquelle ne commence qu’au C sol ut et dont les tuyaux prennent leur vent des sommiers du grand orgue par le moyen des portevent ce qui ne vaut rien attendu qu’un jeu d’anche doit toujours estre posé sur son vent. Donc il faudra faire deux sommiers de grandeur convenable pour recevoir à leur aise un jeu de huit pieds, un de quatre, un de trompette et un de clairon. La pedalle de huit et celle de quatre qui seront faits à neuf ne commenceront qu’au C sol ut. La pedalle de trompette ira en ravallement jusques à L’f ut fa au dessous du C sol ut ce qui est très nécessaire pour le plain chant. Pour cet effet faudra faire à neuf huit tuyaux plus gros de pareille matière et diapazon que le restant de la trompette qui est actuellement. La pedalle de clairon sera faite à neuf et commencera à L’ut fa au dessous de C. sol ut
Tous les jeux qui sont actuellement dans ledit orgue serviront en les retablissant et faisant de plus gros tuyaux aux jeux qui en auront besoin pour les mettre de diapazon et avoir la facilité de couper le haut des tuyaux qui sont entierement mangés par la rouille. A l’égard de la trompette laquelle est de taille trop menue il faudra la mettre dans le positif et en faire une neuve d’une bonne grosseur pour le grand orgue et retablir la montre en y faisant des bouches neuves et faire 4 tuyaux de bois bouché attendu qu’elle ne commence qu’à l’fut fa et qu’il faut qu’elle descende au C sol ut. Il faut faire aussi de neuf quatre claviers dont les touts naturels seront plaquez d’os et les fintes seront d’ébène.
Pour tout cela Mr Lesclop a demandé cinq mille livres et qu’on luy fasse porter notre orgue à Paris où il travaillera.
Ledit Sr Lesclop a fait un grand devis pour une orgue neuve qu’il fera à Paris pour lequel ouvrage et le transport il demande 9 000 L, sans parler des autres conditions mentionnées dans ce devis. Vous trouverez une coppie dans le present paquet.
Il a offert 1 000 L de l’ancienne orgue, laquelle somme passera en diminution des 9 000 L.
Il a encore proposé de faire en outre un buffet neuf et pour tout a demandé 12 000 L, sur quoy on diminueroit les cent pistoles qu’il estime notre orgue comme a été dit.
Comme nous ne pensons plus à faire un buffet neuf faute de fonds, il n’en sera point question, mais seulement de l’orgue ou à réparer de la première ou seconde façon, ou d’un orgue à faire de neuf. Le père Georges, augustin de Lannion, fameux organiste et se mêlant de facture ayant été mandé icy a dit en lisant les réflexions de Mr Legendre qui sont expliquées dans cette feuille, qu’on pourroit réparer l’orgue conformément à icelles pour cent pistoles, a dit ensuite en lisant le devis de Mr Lesclop pour les réparations de l’orgue qu’on peut la réparer sur le pied de ce devis pour mille écus, et à l’égard du grand devis pour l’orgue neuf, il a dit qu’on pouvoit le construire pour 7 000 L, et laisser laisser les soufflets dans le lieu où ils sont pour éviter la dépense d’une nouvelle charpente. A l’égard de ce que vaut notre orgue, il estime qu’elle vaut à un facteur 2500 L, mais que si elle nous estoit laissée, elle ne nous produiroit point grand-chose : qu’au surplus soit pour le premier devis de Mr Lesclop soit pour le second, il souhaitteroit qu’il travaillast sur les lieux ; une autre personne qui ne veut pas être nommée a dit que Mr Lesclop est le troisième facteur à Paris. On a parlé aussi d’un Mr Le Fèvre, fameux facteur de Rouen.